La géopolitique de la Revue Blanche avec Paul Louis

Publié le par Paul-Henri Bourrelier

  Par Paul-Henri Bourrelier                                                 

    

 

 La géopolitique a été, au tournant du siècle, conceptualisée par des savants allemands et pratiquée par les stratèges anglais du « grand jeu ». A cette époque, les penseurs français ne semblent pas s’être emparés de cette notion qui, instrumentalisée après la Grande Guerre par le fascisme, sera condamnée avec lui. Cependant il convient donc se demander si l’ensemble des concepts mis en évidence en France à la Revue Blanche par Paul Louis ne constituait pas, bel et bien, l’amorce d’une géopolitique abordée différemment, avec une vision universaliste.

Avec sa série d’articles sur le socialisme anglais, Albert Métin avait été en 1895 l’initiateur des études publiées par la Revue Blanche dans le domaine international. Il continuera à exercer son influence et à publier. Saint-Cère était s’était exprimé avec une vision plus orientée vers la diplomatie traditionnelle. et son impulsion se prolongera après sa disparition dans les dessins de Hermann-Paul dans Le Cri de Paris D’autres collaborateurs de la revue comme Lasvignes, Benda, interviendront après 1899. Deux d’entre eux, Chélard et Ular, spécialistes l’un de l’Europe centrale, l’autre de l’Asie, se distingueront.

La réflexion sur les rapports internationaux, est, dans la période de l’affaire Dreyfus, élaborée sous l’influence de Jaurès, Herr, Clemenceau, grands leaders visionnaires qui considèrent que la France est porteuse d’un projet qui dépasse ses frontières.

 

Paul Louis

 

Paul Louis, pseudonyme de Paul Lévi, est né le 11 janvier 1872 à Paris dans une famille de la bourgeoisie juive. A seize ans, il s’engage dans la gauche révolutionnaire en adhérant au Comité Central de Vaillant qui se transforme en juillet 1898 en Parti Socialiste Révolutionnaire. Il fait une carrière de journaliste et d’écrivain en déployant une longue et ardente activité de militant socialiste. Il est délégué de la Seine au Congrès général socialiste de décembre 1899, adhère en 1901 au Parti socialiste de France et en 1905 à la SFIO, siège à son Conseil national et fait office de rapporteur dans plusieurs de ses congrès. Membre du parti communiste en 1921 et 1922, remplaçant de Souvarine à la tête du Bulletin communiste, il en sera exclu en janvier 1923. Il deviendra alors secrétaire général de petits partis de gauche jusqu’à 1936 où il provoquera une fusion avec la SFIO. Il reprendra des activités de journaliste en 1944 et rejoindra l’équipe de rédaction de Cité Soir dirigé par son ami André Philip. Il décèdera en 1955. Ce n’est pas un orateur, mais un homme d’études et de synthèse, un vulgarisateur engagé. Il collaborera à de nombreux périodiques et journaux. On lui doit plus d’une cinquantaine de livres et publications, certaines signées d’autres pseudonymes. Ses livres traitent du socialisme, du syndicalisme, de politique internationale. Son œuvre manifeste une réflexion sans cesse reprise et actualisée, une vision politique d’une ampleur certaine et d’une cohérence sans défaut.

 

La globalisation

 

Rédigée par Paul Louis ou écrite sous son impulsion, la chronique de la Revue Blanche s’efforce de construire une réflexion documentée sur l’évolution politique planétaire. Elle décrit un monde  parcouru de grands courants et promis à un destin collectif. Les foyers de tension et les péripéties des rivalités sont la manifestation de phénomènes globaux qui signifient l’entrée dans une nouvelle ère. Les évolutions de chaque pays, les conflits armés et les manœuvres diplomatiques s’éclairent dans ce contexte, et leur analyse peut se structurer autour de la stratégie des grandes puissances territoriales dominantes.

La globalisation qui triomphe à la fin du XIXe siècle est le résultat de la diffusion au monde entier du modèle technique et politique européen : directement au moyen de l’expansion territoriale − occupations coloniales, conquête de l’Ouest par les Etats-Unis à laquelle répond symétriquement celle de l’Est et du Sud par la Russie −,  indirectement par l’ascendant qui incite irrésistiblement  le Japon et les empires agraires islamiques et chinois à le copier sous peine de disparaître. L’espèce humaine est perçue comme unique en dépit des tentatives anthropologiques pour la fragmenter. Le corpus des connaissances des pays dominants qui véhiculent l’information et les idéologies − qu’elles soient libérales ou socialistes −, le prosélytisme de religions à visées universelles, constituent pour la première fois dans l’histoire du monde une référence unificatrice pour des populations qui sont très loin de l’uniformisation mais qui commencent à se convaincre qu’elles sont promises ou condamnées à un destin commun.

Les progrès scientifiques et techniques imposent une nouvelle perception de la Terre, celle d’un système dont toutes les parties sont en communication, où le monde physique est partout en interaction avec les sociétés humaines. Le concept de l’écologie est posé.

La mondialisation de l’économie constitue la face spectaculaire de cette globalisation. L’abaissement du prix de l’énergie et des matières premières puisées massivement dans les gisements les plus favorables et échangées avec les produits manufacturés fabriqués par des industries naissantes en constitue le moteur principal. La stabilité des monnaies fondées sur l’étalon or, le développement des sociétés en action et des bourses de commerce fournissent les outils financiers. La circulation des capitaux investis et les mouvements de main d’œuvre atteignent des niveaux record.

            Tel est le sujet de La Guerre économique, première enquête de Paul Louis dans la Revue Blanche, analysée par Bernard Esambert dans sa communication

La guerre économique ne protège pas de la guerre tout court, elle peut même, souligne Paul Louis, en être le prélude ou le déclencheur. Le terrible tableau dressé par le journaliste est relayé dans Le Cri de Paris par les dessins de Hermann-Paul qui ne cessent de montrer que la civilisation n’a pas de patrie et que les prétextes des opérations militaires s’accompagnent de vols, de pillages et de destructions.

Paul Louis, quoique socialiste de tendance marxiste, n’attribue pas la tension universelle qui caractérise le monde contemporain au capitalisme mais à la croissance effrénée des capacités de production et à la compétition qu’elle déchaîne. Ses raisonnements, différenciant les produits agricoles, − dont la production s’accroît sans cesse avec l’extension des terres mises en culture dans les pays neufs, et dont la consommation ne saurait excéder les besoins alimentaires − les produits miniers comme le charbon dont les réserves s’épuiseront, et les bien industriels dont ni la fabrication, ni les débouchés ne connaissent de limites, sont ceux d’un bon expert de l’économie libérale.  

Une révolution est sans doute nécessaire dans certains pays, et la diffusion universelle du socialisme pourra en phase terminale contribuer à une harmonie générale, mais dans la transition actuelle celui-ci ne constitue pas une réponse aux menaces de guerres. Paul Louis constate la force persistante des sentiments d’appartenance nationale : Irlande, Afrique du Sud, pays balkaniques, Pologne, Hongrie… sans même parler de la frilosité des sociaux-démocrates allemands qui n’osent pas s’opposer au bellicisme de Guillaume II. Tout cela ne laisse guère d’illusions.

 

La politique des puissances

Paul Louis avance donc l’idée que le cheminement doit se faire vers la constitution de grands sous-ensembles de pays fédérés. Cette étape comportant des arrangements territoriaux entre pays voisins ou liés par des intérêts commun lui paraît constituer une voie d’apaisement sur le chemin d’une mondialisation inéluctable.

La donne internationale est en train de se modifier profondément par suite d’événements de portée considérable : victoire des Etats-Unis sur l’empire espagnol à Cuba et aux Philippines, affaiblissement de l’Angleterre en guerre avec les Boers en Afrique du Sud, effritement rapide de l’empire turc, empiètements croissants du Japon, de la Russie et des puissances européennes sur la Chine, tandis que l’Allemagne dissimule de moins en moins des ambitions pangermaniques continentales et maritimes.

Quelques idées-forces structurantes dans le champ mondial se dégagent : la ténacité et l’ampleur de l’impérialisme anglais, la puissance d’un nouveau type que constituent désormais les Etats-Unis, le destin futur de la Chine et du Japon, et, concernant plus directement la France, les interrogations sur ses ambitions coloniales, le pangermanisme et le pôle que l’Europe pourrait aspirer à devenir avec à ses marges les empires de Turquie et Autriche-Hongrie en voie de décomposition.

           

L’impérialisme anglais

 

            Paul Louis consacre, en janvier 1899, sa première chronique à la guerre de Transvaal qui a commencé quelques mois plus tôt, élargissant ce thème en le rattachant à l’impérialisme anglais – il écrit anglo-saxon. Il y reviendra dans une bonne quinzaine de textes.

Il ne manque pas une occasion de faire l’éloge du libéralisme. Ses critiques à l’égard de Chamberlain, successeur de Gladstone, sont donc dépourvues de tout chauvinisme et ne révèlent pas une sympathie particulière pour les Boers dont il se contente d’admirer la résistance. Le bilan de la guerre est désastreux pour l’Angleterre : dépenses budgétaires considérables, détérioration morale (les premiers camps de déportation), abandon aux rivaux de zones de confrontation plus importantes comme la Chine, incitation des autres parties de l’empire à se rebeller. S’agissant du militarisme, Paul Louis s’avère fermement convaincu que la démocratie anglaise est trop fortement implantée pour susciter un risque sérieux de coup de force, mais il regrette le recul du pacifisme et le laminage des libéraux qui résultent inéluctablement de la situation de guerre. Finalement lorsque le conflit se termine par un traité en juin 1902, il observe que les Anglais ont obtenu une victoire à la Pyrrhus et que les colons de souche hollandaise triompheront du fait de leur poids démographique. Il n’est pas loin, semble-t-il, de le regretter.

Un article de Julien Benda  publié le1er mars 1900, confirme que la Revue Blanche ne suit pas aveuglément une opinion publique favorable aux Boers. Ce sentiment, d’après lui, est dû à l’anglophobie des européens et il est dépourvu de toute raison.

L’impressionnant volontarisme britannique et le potentiel de l’Empire le plus gigantesque qui ait existé au monde sont exaltés par un document d’une trentaine de pages, intitulé L’Impérialisme anglais. Rédigé par Jean Izoulet, professeur de philosophie sociale au Collège de France, il sert d’introduction à la traduction du livre le plus visionnaire de Carlyle que publient les Editions de la Revue Blanche.

La publication en décembre 1902 de La Guerre anglo-boer de J.H. Rosny est une tentative d’interpréter l’histoire à chaud, comme le fait Reinach pour l’Affaire. M.-A. Leblond commente l’ouvrage en signalant la naissance d’un sentiment africain, fort chez les Afrikanders, plus vague chez les Algériens, les créoles des autres colonies, et les missionnaires qui parcourent le continent.

Leblond décrit la stratégie de mobilité et d’utilisation du milieu naturel qui a permis aux Boers de remporter leurs succès. Cette supériorité de celui qui se défend conduit à s’interroger sur les futurs conflits en Europe.  

Paul Louis aborde aussi le problème irlandais qui est, selon lui, une question de lutte des classes autant qu’un problème d’opposition de nationalités.

En définitive, la perspective qu’il envisage est le remodelage d’un grand ensemble fédéré dont l’Angleterre ne serait plus le centre dominateur, mais seulement une des parties.

 

Une Puissance d’un nouveau type : l’Union américaine.

 

L’opinion française a ressenti un choc en observant, en 1898, comment l’Union a provoqué et conduit la guerre avec l’Espagne. On savait certes que cette démocratie avait constitué un armement puissant, fait de son armée une institution nationale; son attitude à l’égard de Cuba  découlait de la doctrine, connue, de Monroe. Mais l’annexion, à l’autre bord de l’océan Pacifique, des Philippines au prix d’un combat contre un mouvement d’indépendance, est une révélation.

La Revue Blanche dans laquelle Tarrida et Malato avaient dénoncé les bagnes de l’Espagne outremer et prévu la défaite espagnole, se distingue de la presse française dans l’ensemble favorable au voisin européen. Constatant que l’Espagne ne tire pas les leçons de sa défaite, elle en conclut que le pouvoir royal répressif appuyé sur des féodalités ne fait que retarder le moment où les forces populaires imposeront la démocratie.

Louis ne manifeste pas plus d’anti-américanisme qu’il n’affiche d’anglophobie, et il ne masque pas l’admiration qu’il ressent pour l’audace du capitalisme américain en face duquel se dressent des syndicats également puissants.

            Dans un long article du 15 septembre 1900, il constate que l’impérialisme est la marque de la fin du siècle. Il ne porte pas de jugement moral, et ne le rapporte pas à des questions de personnes de façon systématique. C’est la grande bourgeoisie et le capitalisme qui sont responsable de telles opérations en France, en Italie, en Angleterre, aux Etats-Unis.  En raison de leur avance, c’est en Angleterre et aux Etats-Unis que cet impérialisme se développe le plus, avec l’allure d’un phénomène historique durable.

Il provoque des résistances extérieures, observe Paul Louis : les Etats-Unis s’enlisent aux Philippines comme l’Angleterre en Afrique du sud. Herr avait déjà souligné que face à « des sentiments nationaux étroits, clos, impénétrables [...] la dureté des puissants est devenue plus dure, par une irritation inquiète et par une peur anxieuse, parce qu’ils sentent leur puissance plus intolérable, plus menacée et plus fragile à mesure qu’elle paraît plus démesurée et plus invincible».
Dans un de ses derniers articles (1er avril 1903), Louis observe les progrès de la domination des Etats-Unis sur les deux continents américains, son renforcement par la construction du canal de Panama en voie d’achèvement et le projet d’une voie ferrée allant du nord au sud des deux continents : « Le réseau international sera construit : il s’impose ; mais il organisera la subordination définitive des puissances sud-américaines, économiquement et financièrement tributaires des Etats-Unis […]. C’est la loi du progrès mondial, la fatalité contre laquelle toute réaction est interdite. ». Il  prédit que s’il y a une guerre, elle opposera les Etats-Unis à l’Allemagne, autre puissance montante. Jaurès a tort de croire que la guerre s’éloigne, elle ne fait que se déplacer…

 

Le grand destin de l’Extrême-Orient

 

              La Chine, plus largement l’Extrême-Orient, constitue une zone clé pour les puissances. La Russie et le Japon y jouent leurs cartes, l’Allemagne, la France et l’Angleterre ne peuvent s’en désintéresser. En juillet 1900, alors que se déclenche l’intervention européenne, Louis rappelle que l’insurrection des Boxers a été provoquée par les atteintes croissantes à l’autonomie chinoise. La Russie a empêché le Japon d’intervenir et fait le jeu de l’Allemagne dont l’empereur a engagé son autorité. En septembre, après l’entrée à Pékin des troupes, il constate les appétits antagonistes de trois puissances : l’Allemagne, la Russie, le Japon. Va-t-on vers la déflagration ? Trois guerres se déroulent dans le monde qui tournent à l’enlisement : l’Afrique du Sud pour l’Angleterre, les Philippines pour l’Amérique et la Chine pour la coalition.

Alexandre Ular collabore à la Revue Blanche depuis mars 1899 comme spécialiste de l’Asie continentale, plus particulièrement compétent sur la culture chinoise. Accompagné par les dessins de Hermann-Paul dans Le Cri de Paris, il proteste contre l’intervention en Chine, les discours belliqueux de Guillaume II, le pillage et les atrocités auxquels se livrent les armées de la coalition. Selon lui, il existe une entente secrète entre la dynastie mandchoue au pouvoir à Pékin depuis la chute des Ming au XVIIe siècle, le Tsar et les moines bouddhistes dont Lhassa est la ville sainte. Les occidentaux, selon lui bernés par la comédie qui leur est jouée croient que la révolte des Boxers qui visait l’empereur était dirigée contre eux. Les missions chrétiennes, honnies en Chine et dépourvues d’influence sur la population, desservent les intérêts occidentaux.

Ular a des connaissances, un réseau, des documents. Mais il croit deviner des complots mondiaux là où il n’y a peut-être rien d’autre que l’anarchie et l’incapacité. Sa présentation du bouddhisme comme une Eglise dotée depuis sa capitale au Tibet d’une ambition de pouvoir est discutable. Son récit repose sur la réalité historique des relations entre le Dalaï-lama à Lhassa, et l’empereur de Chine à Pékin, le premier apportant le soutien spirituel, le second un appui temporel. Mais il faut de l’imagination pour présenter la Chine comme noyautée par le cléricalisme bouddhique et devenue une sorte de protectorat du Tibet. La description de « La triplice asiatique » constituée par la Russie, la Chine et le Tibet est une fantasmagorie géopolitique qui est peut-être inspirée par « le grand jeu » que joue l’Angleterre avec la Russie en Afghanistan et en Inde. Paul Louis répète à l’envi que le destin du monde se joue en Asie. Ular lui donne du grain à moudre.

Les vices  du  colonialisme français

 

   La politique étrangère de la France n’occupe qu’une place modeste dans les notes politiques de la Revue Blanche, coincée entre les chroniques de Péguy puis de Simiand consacrées au microcosme intérieur, et celles de Paul Louis qui observe le macrocosme planétaire. Le mot France figure dans deux titres seulement, celui du premier texte de ce dernier, daté du 1er janvier 1899 : « Le rôle de la France », et celui d’un article d’Erboville sur « La colonisation française ».

Le premier article de Paul Louis a été une analyse critique de la politique du ministre des Affaires étrangères Hanotaux et de l’héritage qu’il laisse à Delcassé. Précédemment ministre des Colonies, homme du lobby africain, celui-ci prend en main, en 1898, la diplomatie française avec le projet de faire de la France une puissance méditerranéenne : d’où ses tentatives aventureuses pour rompre le monopole de l’Angleterre en Egypte, – l’opération de Fachoda en est l’exemple le plus connu – et ses efforts obstinés pour faire reconnaître les droits de la France sur le Maroc. Il poursuit la politique d’alliance franco-russe, engagée dans les premières années de la décennie pour desserrer l’isolement de la France réalisé par Bismarck, avec l’idée d’en faire un outil de sa stratégie méditerranéenne. Le levier financier  est également mis au service de ce projet.

La Revue Blanche concentre ses articles sur la question coloniale faisant porter sa contestation sur ses dérives et dangers plus que sur le principe. Les descriptions de la conquête coloniale livrées aux lecteurs par des témoins sont accablantes. Hugues Lapaire avait dépeint en 1894 les massacres de l’occupation de ce qu’on appelait le Soudan. Fénéon et Gohier citent de nombreux exemples d’impéritie dans l’organisation des expéditions, à Madagascar notamment. Jean Rodes, dans un article qui paraît au moment du procès de Rennes, jette « un regard sur le Soudan » : description des traitements inhumains infligés par les militaires et des atrocités commises par certains officiers dévoyés, constat de l’incapacité de l’administration. Le résultat est « pour une nation civilisée, la pire des hontes ». Rodes ne conteste pas le principe de la colonisation, mais sa conclusion converge avec les thèses des dreyfusards sur les relations entre l’armée et les pouvoirs civils : l’administration civile doit réaliser la mise en valeur, l’élément militaire assurer la sécurité, tous deux sous les ordres d’un gouverneur ayant l’autorité et la fermeté voulues : « il est grand temps d’en finir avec l’opposition, sourde en France, ouverte aux colonies, haineuse et incessante partout, de l’élément militaire contre les pouvoirs civils. »

« La colonisation contemporaine » appelle de la part de Paul Louis une étude comparable à celle de l’impérialisme. Il en présente une analyse méthodique dans un grand article placé en tête de la livraison du 1er février 1901. Le colonialisme connaît une expansion universelle dont la cause commune est la recherche de débouchés des économies capitalistes dont la production croit irrésistiblement. La surpopulation peut être, dans certains cas, un mobile secondaire, mais en aucun cas un motif général. Le bilan financier et social n’est pas encourageant, comme le démontre le chroniqueur de la Revue Blanche qui réfute froidement, en socialiste gestionnaire, les arguments des commerçants : les coûts pour les budgets publics sont élevés alors que les avantages apparaissent décevants : le colonialisme constitue un leurre sur le plan commercial, car les débouchés ne sont jamais ceux que l’on escomptait ; il développe, en outre, de nouvelles concurrences exercées par les pays colonisés. Et puis les conflits deviennent permanents, ils alimentent le militarisme qui ronge les démocraties. Par contrecoup, les rivalités remontent au niveau des pays coloniaux comme le démontre un article de septembre 1902 sur les Pays-Bas et l’Indonésie convoitée par les Japonais.

            Le ton monte avec le véritable réquisitoire contre le colonialisme français qui ouvre le numéro du 15 décembre 1901. Avec une pertinence  ethnologique et une véhémence anarchiste, Erboville signe « La colonisation française », seize pages d’écriture serrée dénonçant les crimes commis au mépris des principes de la République. L’auteur commence par affirmer que derrière les illogismes et les désordres apparents, sous les déguisements des formules retentissantes, il existe un dogme colonial qui nie l’idée démocratique : le catéchisme colonial peut se résumer comme la substitution violente de l’autorité métropolitaine à l’autonomie indigène. Partout, écrit Erboville, l’administration détruit avec rage le communisme primitif ou ce qui en subsistait, partout elle a fait main basse  sur le sol pour le distribuer, non pas selon le droit coutumier ou écrit des peuples, mais au gré de sa fantaisie en instituant de vastes concessions. Ce brillant pamphlet est entièrement de cette encre, démythifiant les missions catholiques, les milices indigènes, les fonctionnaires coloniaux. Quelques timides tentatives d’administration directe par des fonctionnaires indigènes sont citées pour dénoncer le fait qu’on n’imagine pas qu’il y ait des assemblées délibérantes. Les colons français pauvres sont également des victimes réclamant l’expulsion de tous les étrangers, les commerçants indous et chinois et les autres européens. Victimes eux  aussi en définitive, les fonctionnaires coloniaux ordinaires qui soignent leur avancement et attendent la retraite « porte-drapeaux invaincus de notre civilisation médiévale à travers les fièvres, les tigres et les serpents d’airain ».

Paul Louis s’exprime avec détermination sur le Maroc : il abjure le gouvernement français de ne pas essayer d’établir un protectorat dont ce pays ne veut pas, qui déplairait à l’Espagne et contre lequel l’Allemagne se dresserait. La crise franco-allemande de 1905 ne sera pas une surprise.

A la frontière de la justice et de la colonisation, Jules Durand s’indigne, dans deux articles remarquablement documentés, des dispositions relatives aux anciens bagnards de Nouvelle-Calédonie qui ont purgé leur peine et qui restent dans un état de non droit. Dans une troisième contribution, il montre les conditions inhumaines de la « traite » de la main d’œuvre tonkinoise dans la colonie.

 

L’Allemagne et le pangermanisme

 

Les articles de Lasvignes en février et mai 1898 avaient décrit les courants qui s’exprimaient en Allemagne : l’antisémitisme, le socialisme. En première page du numéro du 1er février 1900, Fénéon présente Maximilien Harden, fondateur et directeur du journal Zukunft (Avenir): « Polémiste admirablement documenté sur le personnel officiel et sur la société berlinoise, libéral dans la mesure où le fut Bismarck après sa chute, sans attaches avec les partis, écrivain de verve âpre et de forme très ingénieuse, on peut dire qu’il a, plus que personne, discrédité le monde gouvernemental de son pays ».  Il a d’ailleurs subi, peu avant, six mois de forteresse pour crime de lèse-majesté.

La première question abordée est celle des ambitions maritimes et coloniales de l’empereur : ce n’est pas une affaire nationale, la bourgeoisie industrielle de l’Ouest y est favorable et les propriétaires terriens de l’Est hostiles, mais les crédits seront finalement votés. L’opinion allemande, anglophobe, souhaite un rapprochement avec la France, mais elle sait que celle-ci n’est pas encore résignée à la perte de l’Alsace-Lorraine. Or il n’est pas pensable que l’Allemagne accepte la révision du traité de Francfort, « ce serait la fin de l’empire » ; elle attend donc L’essentiel de l’exposé de M. Harden est ensuite consacré à faire le tour des milieux littéraires, artistiques et philosophiques de son pays, et à établir une comparaison avec les mouvements en France qui sont suivis avec attention.

Paul Louis observe l’autoritarisme croissant de Guillaume II qui a mis en place Bulow, chancelier à sa dévotion, mais aussi la force croissante de la social-démocratie. La triple entente qui reposait sur le ciment constitué par l’union douanière avec l’Autriche et l’Italie, et sur la croissance économique, est sapée par la décision prise par l’empereur de rétablir des tarifs protecteurs.

 

L’Europe « centre-monde » virtuel

 

Au tournant du siècle, les observateurs savent que l’Europe pourrait jouer le rôle de « centre-monde ». Elle seule pourrait mettre fin aux nationalismes guerriers et aux carcans des empires vermoulus. Le congrès de la  paix de 1891 avait remis la question à l’ordre du jour. La victoire dans l’affaire Dreyfus, au cours de laquelle les opinions étrangères avaient soutenu le camp révisionniste, est perçue comme un événement précurseur. Wagner est supplanté par Nietzsche, l’européen, libérateur de forces nouvelles. Paul Louis saisit toute occasion pour adjurer les Européens à se mobiliser :

 

Un terrorisme sans précédent pèse sur Belgrade où la dictature d’un prince constitutionnellement et moralement déchu s’est édifiée sur l’épouvante publique [...] On s’étonne [...] que l’Europe n’ait pas cru devoir intervenir pour arrêter ces fureurs, tandis qu’il en est temps. Mais y a-t-il une Europe?                                                                           (Paul Louis, Revue Blanche, septembre 1899)

 

Gustave Kahn, toujours optimiste, voit dans le nationalisme de ces petits peuples une étape identitaire nécessaire avant qu’ils ne fusionnent dans une unité européenne. Il envisage une Europe culturellement diversifiée et libérale, reconnaissant à chacun son droit à la différence : « En quoi ces besoins  des Tchèques ou de Slovènes ont-ils des affinités quelconques avec des besoins de la France, et pourquoi aurions-nous la même vie politique que des peuples qui ne sont, qu’en leur élite, arrivés au même développement que nous ? »

 « Les Etats-Unis d’Europe », tel est le sujet choisi par le congrès organisé en juin 1900 par l’Ecole libre des sciences politiques pour le 25ème anniversaire de sa création. Le libéral Leroy-Beaulieu y fait une communication articulée sur trois questions : pourquoi, comment et sur quel territoire constituer l’Europe ? Il exclut l’Angleterre, la Russie et la Turquie. Un autre intervenant, l’avocat Georges Isambart, propose des institutions et n’écarte que cette dernière.

Bjœrnson milite, lui, pour un regroupement pacifiste des pays d’Europe du Nord autour de l’Allemagne et pour une fédération parallèle des pays latins :

 

 Pour moi il est hors de doute que les grandes alliances sont le résultat d’un processus analogue à celui qui réunit les familles, en fait de petites communautés qui, en se groupant, en forment qui sont de plus en plus grandes, deviennent de petits Etats, ensuite de grands Etats, et diminuent ainsi les possibilités d’une guerre, dans la mesure même où elles s’agrandissent par chaque adhésion nouvelle.

Le but doit être que les grandes fédérations, formées par des nations libres, de même race, rendent la guerre entre celles-ci impossibles. Après cela, les Etats confédérés doivent rechercher de nouveau d’autres alliances, et continuent ainsi à amoindrir de plus en  plus le danger d’une guerre.

Confédération germanique, Confédération latine !  (Bjœrnson, lettre à Clemenceau, Revue Blanche, 15 juin 1901)

 

La crise permanente de l’empire austro-hongrois est décrite par Ular  en mars 1899. Paul Louis estime que l’Empire austro-hongrois ne pourrait surmonter les conflits ethniques qu’en se montrant assez avisé pour promouvoir une organisation fédérale et démocratique. Mais il n’y croit guère : « Germanisme et Slavisme s’en arracheront les lambeaux ».

La Revue Blanche, comme tout le milieu parisien, n’a pas pressenti que l’atmosphère de décadence favorisait une fermentation qui faisait de Vienne la rivale de Paris. En revanche, la Hongrie, en plein essor, est l’objet d’une grande attention de la part de Raoul Chélard. Né à Weimar en 1857, issu d’une vieille famille auvergnate, hongrois de cœur, celui-ci consacre à ce pays cinq articles dans lesquels il s’enthousiasme sur les progrès accomplis depuis l’émancipation de 1867. Les Hongrois, en s’affranchissant de la tutelle autrichienne, cherchent à gagner la sympathie des autres :

 

Toutes les petites nationalités d’Orient qui relevaient jadis de l’Empire ottoman étant, de par leur tradition historique, plus ou moins imprégnées d’idées françaises et sympathiques à la France, il est évident que le contraste intellectuel entre elles et la Hongrie, élevée sous la tutelle de la germanisante Autriche, ne saurait que diminuer par un mouvement moral des Magyars vers la civilisation française.

                                                                                              (Chélard, Revue Blanche, novembre 1895)

 

 

La Fédération européenne devrait-elle accueillir la Turquie ? « La question d’Orient », c'est-à-dire la crise de l’empire turc qui se démembre dans un processus interminable de guerres d’indépendance, reste lancinante. Le Sultan a mis une sourdine aux massacres des Arméniens sans appliquer vraiment le traité de Berlin. La presse engagée continue à lancer des cris d’alarme. Paul Louis par exemple, en octobre 1899, écrit  dans la Revue Blanche : «  C’est le devoir de tous les hommes de bonne foi, de tous  les champions de l’humanité, quelles que soient leurs tendances et leurs attaches politiques, de dénoncer les événements en gestation, lorsqu’il en est temps encore ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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