L'empreinte politique de Fénéon sur la Revue Blanche

Publié le par Paul-Henri Bourrelier

Par Paul-Henri Bourrelier

 

 Pendant huit ans secrétaire de rédaction, autrement dit rédacteur en chef − titre qu’il n’aurait accepté pour rien au monde (1) −, qualifié par André Gide d’habile pilote, Félix Fénéon a marqué la revue de son empreinte. Pourtant sa fonction ne figure sur aucune couverture, et rares sont les textes qu’il y a signés. « Il était la Revue Blanche » dira tout simplement Thadée Natanson à la radio. Une évidence. Présent en permanence au poste de commandement, chargé de tout, responsable de la bonne tenue du périodique, de l’agencement des articles, du style et de la présentation, de beaucoup d’initiatives et du maintien des contacts avec les auteurs.

Critique réputé, Fénéon marque les choix littéraires et artistiques du périodique et de ses éditions. Il a une belle part dans la collaboration de Mallarmé et de Jarry par exemple, et on lui doit cet équilibre si original entre les deux courants de la peinture post impressionniste, les Nabis et les néo-impressionnistes, la publication de Noa Noa, la découverte de Van Dongen et de Marquet. Mais nous n’examinerons ici que son empreinte politique.

Fénéon fait son entrée clandestine à la Revue Blanche au moment où celle-ci décide d’étendre son champ à la politique. Il est possible − mais aucune trace autre que des coïncidences ne l’atteste − que la perspective de le recruter a précipité la décision des Natanson qui savaient admirablement saisir les occasions et qui le prouveront en lançant Le Cri de Paris six mois avant qu’éclate l’affaire Dreyfus en profitant de la disponibilité d’un  journaliste de premier plan.

            Fénéon ne cachait pas ses sympathies libertaires et anarchistes, mais il ne s’affichait pas dans les meetings ni dans les salles de rédaction. Les rapports de la police qui surveillait les allées et venues suspectes et qui commençait à avoir l’œil sur les milieux littéraires de connivence ne le mentionnent guère. Ainsi le livre de Vivien Bouhey, Les Anarchistes contre la République qui repose sur l’exploitation de multiples archives ne contient pas un seul extrait de rapport portant le nom de Fénéon ! Certes, son dossier personnel, aujourd’hui perdu,  contenait sans aucun doute quelques documents. Mais l’incapacité de l’accusation lors du procès des Trente d’apporter des preuves de ses contributions aux revues anarchistes et de ses probables participations indirectes aux attentats est stupéfiante. Elle lui permet de nier effrontément tout participation politique et de ridiculiser les quelques médiocres témoins de l’accusation comme sa concierge. Fénéon qui avait déjà une parfaite maîtrise de la clandestinité ne cessera de la perfectionner.

Ceci dit, il était en politique comme dans d’autres domaines un observateur hors pair, montrant une perspicacité exceptionnelle, mais ni un prosélyte ni un créateur de mythes, ni un doctrinaire. Paulhan l’a parfaitement défini par son titre de son essai FF ou le critique. Sa sobriété d’expression, sa brièveté si travaillée par la syntaxe et le choix technique des mots en était facilitée.

S’il n’a guère laissé de traces apparentes, c’est l’effet d’une prudence acquise dans la clandestinité des réseaux anarchistes, de sa modestie, de sa préférence, comme il le déclarera à Jean Paulhan, pour « les travaux indirects », par éthique. Il n’était pas un manipulateur mais un ouvreur de pistes au risque assumé de rebuter le lecteur :

 

Peut-être cette revue, dont Alfred Athis et ses frères Alexandre et Thadée Natanson furent les animateurs, est-elle plus notoire aujourd’hui qu’aux temps mêmes où deux fois par mois elle provoquait des discussions. De quelle autre feuille parle-t-on vingt ans après qu’elle a disparu ? Celle-là avait de particulier que,  loin de faire sa cour au public, elle lui offrait dans chaque numéro quelque surprise amère, car elle était libre de superstitions morales et sociales  (Fénéon, Bulletin de la vie artistique 1er mai 1923)

 

C’est donc son empreinte en creux, son influence omniprésente, qu’il s’agit de détecter, opération d’autant plus délicate qu’il agissait en parfaite entente avec les frères Natanson, les décideurs en dernier ressort.

 

« Notes de février » ou le vertige du terrorisme

 

Deux pages placées la fin du numéro de mars 1894 avant le supplément du Chasseur de Chevelures, anonymes, non répertoriées ensuite dans l’index afin de les faire oublier, sont le seul texte de Fénéon qu’on puisse qualifier de terroriste par ses menaces à peine voilées, d’un ton au dessus de celles de ses contributions précédentes aux feuilles anarchistes et des « Passim » qui prendront la suite près d’un an plus tard. Trois phrases par exemple :

 

Les sciences sociales sont : la philosophie, la sociologie, l’économie politique et la chimie.

 

 « Assez de paroles, des actes » : ne trouve-t-on pas que ce vieux cliché a pris un sens nouveau ?

 

Sous prétexte d’anarchie les persécutions fleurissent ; en automne les fruits mûrissent.

 

 

Février 1894 : début du mois, Vaillant est exécuté pour un attentat à la Chambre qui n’a pas fait de victime. Le 12, Emile Henry, l’anarchiste le plus intellectuel et le plus radical,  commet l’attentat sanglant de l’hôtel Terminus qui vise une foule anonyme. Le lendemain des compagnons récupèrent dans sa chambre son arsenal avant que la police n’obtienne son adresse et le confient à Fénéon.  Celui-ci connaissait bien Henry qui l’avait assisté avec Barrucand à gérer L’Endehors en l’absence de Zo d’Axa. Il l’avait semble-t-il aidé à se déguiser en femme pour un attentat précédent contre la compagnie de Carmaux (2).

On comprend que Fénéon, qui venait en outre de perdre son père, ait connu dans ces circonstances son moment paroxystique de violence verbale que reflètent ces « Notes de février ». Barrucand décrira ce vertige dans un récit mettant en scène Emile Henry, ses compagnons, le héros qui reçoit la valise contenant les explosifs retirés au nez et à la barbe de la police, et le sauvetage dudit héros, sur le point de basculer, par son entourage. Le titre du roman : Avec le feu (3).

Si la tentation de jouer avec le feu est explicable de la part de Fénéon, on est plus surpris que la direction de la Revue Blanche se soit laissée entraîner à une publication imprudente qui aurait pu signer l’arrêt de mort du périodique. On ne peut que faire des hypothèses sur les circonstances exactes de cette décision, la démission du gérant (Lucien Muhlfeld) et son remplacement en catastrophe par Léon Blum. Le numéro d’avril ne comporte pas la suite de ces « Notes » et Fénéon est arrêté le 24 avril. Cette arrestation qui l’a neutralisé pendant trois mois,, les démarches de la Revue Blanche qui a dès lors formé, comme dans le roman de Barrucand, un entourage salvateur (4), son défoulement lors du procès et l’habileté de Demange (5), l’avocat procuré par Thadée Natanson, l’ont tiré d’une mauvaise passe tout en constituant un avertissement salutaire pour la revue.

           

Les neuf « Passim » au premier semestre 1895 

           

Un an plus tard, Fénéon n’avait rien abdiqué de ses jugements mais les traduisait en analyses froides :

 

Félix fait remarquer que les attentats anarchistes ont fait beaucoup plus pour la propagande que les vingt ans de brochures de Reclus ou de Kropotkine. Il montre la logique des divers attentats qui attaquent avec Gallo la bourse, avec Ravachol la magistrature et l’armée (caserne Lobeau), avec Vaillant les députés, avec Henry les électeurs, avec Caserio le représentant du pouvoir. C’est l’attentat d’Henry, s’adressant aux électeurs, peut-être plus coupables que les élus, puisque ceux-ci sont forcés de faire ce métier de députés, qui lui semble le plus "anarchiste»                                                                                                                 (Signac, Journal, 26 décembre 1894)

 

Le premier semestre 1895 est une période de détente générale créée par l’amnistie, et une phase de décompression pour Fénéon, qui a été précédé à la Revue Blanche par plusieurs de ses amis, en premier lieu Barrucand, mais aussi Paul Adam, Gustave Kahn et Bernard Lazare.

Neuf chroniques libertaires cosignées de Fénéon et de Barrucand commentent l’actualité sur un ton sarcastique dont l’humour noir, donne le ton de la revue après l’installation de Fénéon aux commandes en janvier.

La première s’ouvre sur la cérémonie de la dégradation du capitaine Dreyfus :

 

Le 31 décembre.- « L’année qui se  clôt aujourd’hui a été une année de transition. » (Le Temps)

Du 1er au 6 janvier.- A l’occasion des fêtes de nouvel an, nous avons eu la dégradation du capitaine Dreyfus et, autour le noble spectacle de l’immobilité servile des uns et de la fureur lyncheuse des autres. Il y a disait Renan à une séance du prix Monthyon, un jour dans l’armée où la vertu est récompensée. – Arrestations variées (monde politico-financier). Souhaitons que cesse enfin cette manie de l’épuration : les gens n’auraient qu’à s’imaginer que ce sera propre, après.

 

            Fénéon et Barrucand mentionneront à nouveau Dreyfus dans le « Passim » du 15 mai :

 

Les ingénieux tortionnaires qui opèrent aux îles du salut ont imaginé à propos du capitaine Dreyfus une variante aux travaux forcés, c’est l’inaction forcée : plumes, papiers et crayons lui sont en outre rigoureusement refusés. Tendraient-ils à modifier l’opinion publique ? 

 

C’est le seul sujet qu’ils citent deux fois dans leur chronique subversive, faisant preuve d’une perspicacité d’autant plus impressionnante que Fénéon n’avait a priori aucune sympathie pour un officier.

            A la Revue Blanche comme ailleurs, Fénéon ne signera plus de son nom aucun texte politique au cours des quelques cinquante années d’existence qui lui restent à vivre.

            Fénéon marque aussi son installation par sa lecture spectaculaire en prologue à la représentation de la pièce Le Chariot de terre cuite. Le texte est l’adaptation orientée d’un texte légendaire indien par Barrucand, le programme et le décor du dernier acte sont dessinés par Toulouse-Lautrec. Un regard croisé s’établit avec le peintre qui représente Fénéon sur le programme et dans le tableau pour la baraque de La Goulue.

 

1895-1897 : alerte sur les massacres arméniens, commémoration de la Commune

 

Au cours de ces années, l’empreinte politique de Fénéon est marquée par le soutien à la proposition de Barrucand sur le pain gratuit (6) la présentation de Tarrida del Marmol à Alexandre Natanson qui se mobilise pour la dénonciation des tortures de Montjuich, l’alerte sur l’Arménie et surtout l’Enquête sur la Commune. Fénéon n’a pas laissé ses traces sur les deux premières campagnes, mais on connaît son opinion et on peut supputer son intervention avec une quasi certitude, comme on peut considérer que lui sont attribuables l’intronisation de Zo d’Axa (pages de son livre De Mazas à Jérusalem) et le rapport de Léon Remy, socialiste révolutionnaire, sur le congrès de Londres (7).

            Les massacres massifs d’Arméniens en Turquie conduisent la Revue Blanche à publier une série d’articles. Avant même de disposer d’un témoignage à publier, et après une mention dans la chronique politique de Dalbert qui semble imputer ces terribles événements aux Arméniens, une traduction d’une ancienne chronique permet à Fénéon de faire une première insertion.

 

L’Europe civilisée, comme on dit, assiste depuis environ trois mois au massacre méthodique des Arméniens en Asie mineure. Bien que l’on n’ait encore de détails précis que pour Erzeroum et Trébizonde, on sait par des dépêches que le total des morts est actuellement de 60.000 au moins, et il est prouvé que les Turcs de l’armée régulière, les Kurdes et les Lazes ont été les agresseurs […].

                La narration tragique du Varlabed Arisdaguès de Lasdivergue vaudrait encore aujourd’hui. Ce sont les mêmes incidents d’atroce et stupide férocité : enfants coupés en morceaux, cadavres écorchés et sur le sang la pourpre vive des incendies. La seule consolation qui reste aux Arméniens de l’an 1895 et ce qui les distingue de leurs ancêtres moins heureux, c’est la sollicitude touchante de l’Europe qui compatit à leur sort jusqu’à envoyer les plus redoutables cuirassés faire des promenades navales dans la Méditerranée et l’Archipel.

 

La signature par un R (Revue ou Rédaction) indique qu’elle émane du secrétaire de rédaction dont elle porte de style et l’humour noir.

 

L’Enquête sur la Commune publiée dans deux livraisons et éditée en plaquette sous couverture rouge avec un dessin de Félix Vallotton a été, on le sait par sa correspondance, menée par Fénéon qui réhabilite une mémoire confisquée jusque là, et fait témoigner un bon nombre d’anciens communards remarquables comme Elysée Reclus et Louise Michel.

 

Les deux ans de l’affaire Dreyfus

 

La Revue Blanche se place sous le magistère de Lucien Herr avec le rôle de liaison assumé par Léon Blum et un engagement collectif notamment sous forme de déclarations. Fénéon qui avait émis les signaux précurseurs des « Passim » est un peu éclipsé, mais plusieurs de ses interventions sont néanmoins importantes :

- son nom figure dans la première liste de la « Protestation » de l’Aurore avec l’indication explicite de sa fonction à la Revue Blanche, précédant d’une dizaine de jours les directeurs.

- en ce mois de janvier 1898, il répond à Jean Ajalbert, qui avait mis en cause dans le journal Les Droits de l’homme le silence de la revue, en indiquant que celle-ci allait s’engager après s’être assuré qu’il s’agit d’une question générale. Ajalbert, dreyfusard, venait comme lui de la première vague symboliste, et on ne s’étonne pas que la Revue Blanche édite ses deux livres de combat.

- en juillet 1898 et janvier 1899 il est certainement l’instigateur des articles sur les lois scélérates, notamment ceux de son ami Emile Pouget (voir l’article sur les lois scélérates)

 

Plus discrètement, il soutient Péguy et Benda, et intègre dans la revue les longs textes qu’ils lui fournissent. Est-ce lui (ou Clemenceau ?) qui a introduit Urbain Gohier, ce qui expliquerait que celui-ci sera bien reçu à la Revue Blanche jusqu’à la fin ? Et surtout quelle a été sa part, aux côtés d’Alexandre Natanson dans les légendes des dessins de Hermann-Paul dans Le Cri de Paris ? On imagine facilement qu’elle a du être importante (8).

 

Les années 1900

 

En janvier 1900, Fénéon présente une interview du journaliste allemand Maximilien Harden, montrant ainsi l’importance qu’il faut attacher à disposer d’une vue exacte de l’opinion allemande sur les rapports franco-allemands (voir l’article sur les origines de la Grande Guerre). Encore un signal prémonitoire.

 

Après les années de l’Affaire, Blum s’éloignant du quotidien de la revue et les frères Natanson étant moins présents, Fénéon est souvent seul à la tête de la revue. Il renouvelle l’équipe et ouvre de larges espaces aux dossiers sociologiques et aux enquêtes géopolitiques. Une de ses réussites est de maintenir l’ouverture aux différents courants de la gauche et de rester attentif aux mouvements nouveaux comme celui du modernisme dans l’Eglise (9).


Jusqu’à son dernier numéro la Revue Blanche reste grâce à lui à l’avant-garde de la pensée politique.

 

NOTES

(1) Fénéon écrit sur du papier à en tête de la Revue Blanche, mais la plupart du temps sans indication de fonctions (ou sinon secrétariat de rédaction et non le secrétaire). Jusqu’à la fin de sa vie il exprimera sa modestie, se déniant la qualité d’homme de Lettres. Lors de la fête pour le retour de Gustave Kahn, il insère les toasts sauf le sien dont le texte a été donné dans un des deux Suppléments aux œuvres plus que complètes confectionnés par Maurice Imbert.

(2) Voir Paulhan et Bouhey. Selon Paulhan, Fénéon considérait que ce prêt d’un vêtement de sa mère était la plus importante imprudence qu’il ait faite. Il est vrai que c’était une réelle participation à un attentat. Bouhey laisse penser que Henry comme Cesario ont bénéficié de divers appuis.

(3) Réédité récemment (voir l’article de C Keller sur Barrucand). Fénéon a fait l’éloge du livre mais sans allusion à la transposition de son propre parcours.

(4) Voir par exemple l’autobiographie de Misia qui raconte que, une femme pouvant mieux pénétrer dans les prisons, c’est elle qui était déléguée par les amis de Fénéon pour lui rendre visite. Sans doute aussi les rédacteurs de la revue ne souhaitaient-ils pas se faire repérer.

(5) Demange dira en quelque sorte : je ne crois pas plus que vous aux explications de Fénéon sur la présence des explosifs dans son bureau, mais qui peut imaginer que ce doux rêveur, cet esthète paisible soit dangereux ?

(6) Un texte ultérieur de Fénéon sur Barrucand fait l’éloge de cette proposition. Le livre reproduit les réactions assez diverses qu’elle a suscitées parmi les amis anarchistes de Fénéon.

(7) Congrès important qui voit s’affronter les sociaux-démocrates et les anarchistes européens.

(8) Les remarquables dialogues sont reportés dans le document sur l’exposition du 29 janvier 2009 au sénat.

(9) Mouvement de modernisation de l’interprétation de la Bible pour tenir compte des progrès des sciences historiques. La figure de proue est Loisy et le collaborateur de la revue a été l’abbé Hébert. Fénéon a aussi inséré des articles de psychiatres.

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