Octave Mirbeau et Jules Huret

Publié le par Paul-Henri Bourrelier

 

par Pierre Michel, président de la Société Octave Mirbeau

 

Ce qui frappe, à lire la correspondance entre Octave Mirbeau et Jules Huret, c’est la fraternité spirituelle et la complicité qui les unissent dès leur première rencontre, qui laisse au jeune journaliste une impression « inoubliable ». Une fois jeté aux orties le « maître » de la première et respectueuse lettre du cadet et abolie la distance, de génération et de statut social, qui eût pu les séparer, la convergence des tempéraments et des perceptions du monde est saisissante, comme en témoigne d’emblée cette étrange assertion de Jules Huret : « Je ne veux pas chercher à démêler à présent, dans le dédale de mes sensations, celles par qui, spontanément, je devins vôtre, mais je vous prie de croire à leur sincérité. »

Tous deux sont au premier chef des journalistes rebelles, mais qui ont su, grâce à leur fermeté sur les principes et leur souplesse dans les relations humaines, créer un rapport de forces favorable qui leur a permis, non sans mal, de se frayer un chemin vers la célébrité, dans un monde de requins sur lequel ils jettent un regard dépourvu de la moindre complaisance. Tous deux manifestent également « une insatiable curiosité des êtres et des choses », mais sans se bercer de la moindre illusion sur les hommes. Tous deux sont des observateurs distanciés de la comédie sociale et de la comédie littéraire, dont les bouffonneries excitent, certes, l’antiseptique et philosophique ironie de ces deux fauves, mais les amusent moins qu’elles ne les attristent et ne les dégoûtent. Tous deux ont « le tourment de la vérité » et conçoivent pareillement leur rôle, voire leur mission, d’écrivains – de romancier pour l’un et d’enquêteur globe trotter pour l’autre : ils sont des éveilleurs de conscience, des arracheurs de masques, des révélateurs de ce qui grouille d’innommable sous le vernis de respectabilité des puissants de ce monde, l’un grâce à une pédagogie de choc et à l’écho médiatique des scandales qu’il suscite, l’autre, « le petit reporter » des deux célèbres enquêtes devenu « un grand journaliste », grâce à son œil perçant, qui pénètre en tous lieux et en toutes âmes, et à son art d’accoucher les esprits et d’amener les interviewés à se déboutonner malgré qu’ils en aient : « Avec une adresse qui sait s’effacer, au moyen d’interrogations insidieuses et polies qui n’ont l’air de rien, M. Jules Huret oblige chacun à se révéler tout entier, à montrer ce qu’il y a en lui, sous le maquillage des faux sentiments et des grandes idées, de grotesque, de ridicule, de grimaçant. Il force les confidences, extirpe les bas aveux, il apprivoise les inoubliables rancunes. » […]

            S’ils conçoivent leur devoir d’hommes de plume dans le même esprit, c’est selon des modalités différentes – Huret n’est pas un caricaturiste, il préfère les faits avérés aux anecdotes, il a un idéal d’objectivité, alors que Mirbeau, le Daumier des Lettres, est friand d’anecdotes, fussent-elles controuvées, et se situe tout entier du côté de la subjectivité – et sur des terrains différents : Jules Huret n’a pas publié de romans, ni fait représenter de comédies, et de son côté Mirbeau, s’il a, au début de sa carrière journalistique, effectué quelques reportages pour divers quotidiens, n’a jamais mené d’enquête digne de ce nom ni été ce qu’on appelle un “grand reporter”. Il apparaît néanmoins tout naturel que les deux hommes se soient appréciés dès leur première rencontre, pour les besoins de l’Enquête sur l’évolution littéraire, et que se soit nouée entre eux une amitié qui durera jusqu’à la mort du plus jeune et qui est ponctuée par une foule de services réciproques et d’aveux de reconnaissance et d’admiration.[…]           

Avoir les mêmes valeurs et concevoir complémentairement leurs missions respectives n’implique pas pour autant que les deux amis soient absolument d’accord sur tout. Et, au fil des lettres et des plaisanteries y parsemées, trois points semblent susceptibles de laisser entrevoir des nuances, voire des divergences.

Sur l’idéal politique tout d’abord. On sait que Mirbeau, profondément libertaire de cœur depuis bien longtemps, a attendu 1890 et « Jean Tartas » pour se rallier officiellement à la doctrine de Bakounine et de Jean Grave, à laquelle il restera fermement attaché jusqu’à ses derniers jours : son idéal ne saurait donc être que celui de l’anarchie, où les individus seraient le plus libres possible et où l’État honni, ennemi de toutes les libertés, serait réduit à « son minimum de malfaisance ». Jules Huret, lui, se réclame apparemment du socialisme. Nous ignorons ce que ce mot-valise pouvait bien représenter pour lui. Mais, aux yeux de son ami anarchiste, il fait du même coup figure de rallié au « collectivisme » niveleur, qui suscite son effroi, parce qu’il y entrevoit des lendemains totalitaires avant la lettre et qui ne manqueront pas de déchanter cruellement. Comme néanmoins leurs relations n’en ont pas été le moins du monde affectées, en dépit d’une virulente et incongrue sortie contre Camille de Sainte-Croix auquel Mirbeau suppose son ami capable de s’être traîtreusement associé, force est d’en conclure que le socialisme d’Huret n’est pas plus « collectiviste » que celui de Jaurès, à qui Mirbeau finira par rendre hommage, en août 1898, et que, par ailleurs, leur souhait commun de voir sauter la vieille société pourrie ne s’en accommode pas moins des privilèges et commodités qu’elle offre, en attendant le grand soir.

Deuxième différence d’appréciation relativement au duel […].

Quant à la troisième différence de point de vue – telle du moins qu’elle semble se profiler –, elle concerne la famille et la procréation. Mirbeau est néo-malthusien et son pessimisme radical lui fait même envisager froidement le refus de transmettre la vie et, partant, l’extinction de l’espèce humaine. En 1900, il a consacré une série de six articles du Journal, « Dépopulation », à stigmatiser la monstrueuse politique nataliste en vigueur, qui est destinée à produire de la chair à usines et à canons, et il est partisan de réduire au minimum le nombre d’enfants par famille, afin de leur donner plus de chances de recevoir l’éducation, l’affection et le bien-être matériel qui leur sont dus. Aussi ne semble-t-il guère enthousiasmé par la deuxième paternité de son ami : « Êtes-vous père ? Une fois de plus ? », écrit-il en août 1907, sous-entendant que c’est une fois de trop. Et un mois plus tard, plus brutalement encore : « Mais dites donc, en voilà assez, hein ? Et donnez à votre femme un peu de répit, pour qu’elle vive, elle aussi, une vie tranquille et heureuse. » L’argument du bien-être de la femme, qui ne saurait être condamnée au lapinisme zolien de Fécondité, est nouveau sous la plume de notre néo-malthusien, héraut, depuis 1890, du droit imprescriptible à l’avortement, et qui, d’ordinaire, invoque plutôt les droits imprescriptibles des enfants.

 

La correspondance échangée entre les deux amis n’est pas seulement intéressante pour ce qu’elle révèle de leurs relations, mais aussi pour la masse d’informations qu’elle apporte sur la vie journalistique, littéraire, sociale et politique au tournant du siècle.

L’image de la presse qui s’en dégage n’en ressort pas grandie. Certes, Octave et Jules, avec des armes différentes, sont bien parvenus au succès, à la célébrité et à l’aisance matérielle pour l’un, à la richesse pour l’autre. Mais que d’obstacles ne leur a-t-il pas fallu éliminer pour continuer à placer leur copie, jugée souvent politiquement incorrecte, et pour obtenir une rémunération décente et à la hauteur de leur talent ! Et pourtant L’Écho de Paris, Le Figaro et Le Journal ne sont pas « les pires du troupeau », et Le Figaro s’est même acquis, sous la férule de Francis Magnard, une réputation d’ouverture d’esprit. Mais la toute-puissance de propriétaires juste soucieux de leur tiroir-caisse et complètement étrangers aux choses de l’esprit, l’arbitraire de rédacteurs en chef et de secrétaires de rédaction imbus de leur pouvoir et jaloux de leurs prérogatives, les clabaudages et vilenies en tous genres de chers collègues dévorés par l’envie et bien contents de voir éliminer un concurrent à la première occasion, les protestations de lecteurs misonéistes et les pressions de puissants du jour, toujours prêts à récriminer contre des articles trop critiques, tout cela réduit singulièrement les marges de manœuvre de nos deux plumitifs, qui ne voient pas seulement dans le maniement des mots un vulgaire gagne-pain, mais souhaitent aussi en faire un outil permettant de dévoiler ce qui est caché sous le vernis d’apparences trompeuses. Le succès et le talent, loin de leur valoir le plus souvent la reconnaissance ou l’admiration des employeurs, deviennent plus que suspects à leurs yeux. Ainsi Mirbeau se sent-il de plus en plus bridé au Journal et finit-il par tirer sa révérence, en juin 1902, comme il l’a fait, huit ans plus tôt, au quotidien de Valentin Simond ; de son côté, Jules Huret perd du jour au lendemain ses émoluments à L’Écho de Paris, en dépit  (ou plutôt à cause) du succès médiatique de sa célèbre Enquête sur l’évolution littéraire ; et, à peine publiée en feuilleton sa deuxième grande enquête, sur la question sociale, dont l’impact a été considérable, il se voit ensuite ravalé à la « Petite chronique des lettres », puis aux Échos de théâtre du Figaro : pas tout à fait les chats écrasés, certes, mais une sacrée rétrogradation tout de même...

Le monde des lettres est-il vraiment au-dessus de ces mesquineries et bassesses ? Pour la plus grande jubilation de son aîné, la première enquête d’Huret a mis en lumière le vide intellectuel et la prétention sans bornes de nombre de jeunes maîtres – et de moins jeunes aussi –, pénétrés de leur importance et gonflés d’une vanité comique. L’accueil réservé par nombre d’écrivains et journalistes au journal de Célestine, en 1900, puis, à degré moindre, à la grande comédie de Mirbeau,  Les affaires sont les affaires, en 1903, confirme, aux yeux du romancier et de son avocat, l’invraisemblable pusillanimité et le consternant conformisme du milieu littéraire. Nouvelle confirmation lui en est donnée par les manœuvres entourant le tout nouveau prix décerné par l’académie Goncourt, qui était supposée promouvoir des œuvres vraiment neuves, par opposition à sa concurrente du Quai Conti. Il les évoque, en 1905, dans deux lettres de haute graisse, qui prennent la forme de cocasses procès-verbaux de réunions des Dix et sont un des clous de cette correspondance. Il ne faut pas s’étonner, dès lors, que cette académie de rechange ne vaille, tout bien pesé, pas beaucoup mieux que l’autre et en arrive inéluctablement à couronner des romans ensevelis presque aussitôt sous des couches d’oubli, dont ils ne sont plus jamais ressortis. Quant au théâtre, il est le lieu privilégié de la rencontre entre des spectateurs appartenant aux classes privilégiées et qui ne cherchent qu’un divertissement ou un « optimisme » synonyme d’aveuglement volontaire, des acteurs en proie à un « cabotinisme^ » grotesque, des directeurs qui exigent des auteurs un juteux retour sur investissement, et des dramaturges qui s’adaptent aux besoins supposés du marché et se ravalent au niveau d’un public dûment crétinisé. Pour avoir fréquenté loges et coulisses et avoir été tout yeux, tout oreilles, comme la femme de chambre de Mirbeau, pendant des années de prolétariat journalistique, Jules Huret est mieux placé que personne pour déceler les tares d’un système qui a fait son temps, sans pour autant se départir jamais d’une politesse où l’ironie latente ne se laisse que subodorer. Mirbeau, quant à lui, lorsqu’il s’est tardivement décidé à tâter à son tour d’un genre pour lequel il avait d’indéniables prédispositions, a dû  tout d’abord en passer par les fourches caudines de la diva Sarah Bernhardt, avant de se confronter durement à la Comédie-Française, Bastille du conservatisme théâtral, au cours de deux longues batailles médiatiques, qu’il a remportées de haute lutte et à grand fracas médiatique. Décidément, la littérature, en proie elle aussi à la réclame et au mercantilisme, n’est pas beaucoup plus ragoûtante que le journalisme…..

 

Note

Pierre Michel publie chez Du Lérot une édition passionnante de la correspondance entre Octave Mirbeau et Jules Huret. Ces deux écrivains faisaient partie du cercle de la Revue Blanche et participaient à ses combats. Le Journal d’une femme de chambre et deux enquêtes (l'une Loges et coulisses sur les mileux de théâtre, l'autre sur la régulation de la grève avec une préface de Millerand) en témoignent. C’est dire l’extrême intérêt de la correspondance accompagnée de la préface et des notes de Pierre Michel dont, avec son autorisation j’extrais ces passages. PHB.

 

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