La Grande guerre n'aura pas lieu

Publié le par Paul-Henri Bourrelier

Par Paul-Henri Bourrelier 

 


 

La Grande Guerre était-elle inéluctable ? A quel moment une volonté pacifiste en Europe aurait-elle pu faire bifurquer l’histoire vers une issue évitant ce suicide tragique ? Pourquoi les efforts de ceux qui voulaient la paix, et qui se battaient bien, ont-ils échoué ?

Les grands désastres se produisent en trois temps : celui du déclenchement, qui dure quelques instants, quelques heures ou quelques jours, provoquant la sidération devant l’inéluctable. Ainsi de la guerre en 1914 : tout le monde savait qu’elle pouvait survenir à tout moment, espérait tout de même à chaque alerte qu’un miracle permettrait d’y échapper une fois encore; et soudain un emballement a eu lieu, elle était là. Bergson, cité par Jean-Pierre Dupuy, a décrit cette soudaineté de la conscience comme l’illustration de la place du présent dans la durée ; Werth, l’antimilitariste viscéral sidéré aussi qui s’est trouvé soudain engagé, résigné, consentant à sa grande surprise. .

Avant, il y a eu les années de risque constant, avec les alertes, les moments chauds, les déminages réussis, le soulagement temporaire. Le sauvetage est alors à la merci de l’impondérable, d’une coïncidence malheureuse, d’un mauvais génie. Giraudoux, transposant le scénario de la Grande Guerre à sur celui de la guerre de Troie, construit sa pièce sur les vains efforts d’Hector, échouant sur le meurtre du chantre troyen, image de Jaurès assassiné

Et encore avant, c’était la longue période de vie normale ou presque, les avortements assurés des crises, le changement balbutiant d’époque ou de contexte, la formation d’un nouveau paysage avec ses zones indécises de tension et ses institutions émergentes. C’est alors qu’il eut été le plus facile d’agir, de construire l’histoire. Encore fallait-il pressentir la menace lointaine, interpréter les signes, anticiper, choisir, mobiliser.

            Cet article consacré aux origines profondes de la Grande Guerre vise ce temps de l’anticipation. Notre hypothèse c’est qu’il y a  bien eu une « fenêtre d’opportunité » pour l’établissement de relations non conflictuelles en Europe, tout particulièrement entre la France et l’Allemagne, une ouverture qui a duré pendant dix ans, de 1895 à 1905.

 

Une « fenêtre d’opportunité »

 

            L’imaginaire national en France (comme en Allemagne) a fondé l’origine de la Guerre sur une volonté (ou une crainte) de revanche après la guerre de 1870. Que subsistait-il, vingt-cinq ans après, des sentiments nés de la défaite ? Ils avaient été, étaient restés refoulés, conformément à la phrase célèbre de Gambetta : y penser toujours, n’en parler jamais. Des événement importants s’étaient superposés dans la mémoire collective : comme traumatisme, le drame de la Commune, source d’un ressentiment certainement plus prégnant chez les vaincus, comme il en est de toute guerre civile ; et encore plus refoulé car frappé d’un véritable interdit de commémoration, empêchant de faire son deuil. Comme apaisement, la reconstitution d’une armée nationale forte, les épopées coloniales (encouragées par Bismarck), la position affirmée de Paris capitale mondiale de l’art et de la vie culturelle. La mondialisation changeait les perspectives et offrait d’autres champs de compétition.

Vingt-cinq ans après la défaite, on pouvait parler de l’Alsace-Lorraine. D’après les écrits et particulièrement les enquêtes, la blessure de l’amputation subsistait, son souvenir était rappelé, comme les devoirs qu’impliquait la solidarité avec les populations des provinces perdues ; le sentiment exprimé dans le milieux parisiens où chacun connaissait des familles alsaciennes ayant opté pour la France, était celui d’une injustice à réparer mais pas celui d’une revanche. Dans l’enquête faite par le Mercure de France (revue qui n’était pas exempte de chauvinisme) en décembre 1896, beaucoup des personnes interrogées se montrent prêtes à faire leur devoir en cas de conflit, aucune ne souhaite une guerre de revanche. Quelques faits expliquent et illustrent ce constat :

-          une nouvelle génération qui n’avait pas vécu le désastre, ou n’en avait pas gardé le souvenir, a pris place.

-                      l’absence d’hostilité franco-allemande, alors que la rivalité franco-anglaise est vive. Une alliance des deux puissances continentales contre la puissance maritime de la Grande Bretagne est dans l’air.

-          le prestige de l’Allemagne dans de nombreux domaines : scientifiques, industriels, en philosophie… La lange allemande est enseignée, utilisée.

 

Des éléments nouveaux incitent à penser l’avenir autrement que dans le ressassement des plaintes :

-          l’accession au trône de jeunes souverains. Guillaume II qui renvoie Bismarck et compose avec les députés sociaux-démocrates en progression électorale, qui autrefois avaient protesté contre l’annexion de l’Alsace, Nicolas II qui lance une initiative spectaculaire de réduction des armements. Certes une certaine méfiance est de mise, mais même les plus réticents ne peuvent écarter l’idée qu’il y a peut-être une chance à saisir. En tous cas on ne peut rester  figés devant la fin du système de gestion de l’équilibre entre puissances instauré soixante-dix ans auparavant par le traité de Vienne, la poussée de la puissance allemande, la mondialisation.

-          la France, quoiqu’en infériorité militaire, démographique et commerciale, peut se sentir décomplexée ayant rompu l’isolement et créé un empire colonial.

-          l’effondrement de l’empire espagnol, l’usure de l’empire ottoman, les premiers signes de faiblesse de l’empire britannique, la découverte de l’impérialisme de la confédération des Etats-Unis sont autant de révélations.

-          la résistance des populations rattachées fait l’admiration de l’opinion française et elle est célébrée ; toutefois les années passant, le sentiment d’incertitude, alimenté par les témoignages et des nouvelles plus mitigées, est perceptible derrière cette assurance de façade.     


La conscience de la façon dont se déroulerait une guerre

 

Le développement des armes nouvelles et la mise en place d’armées aux effectifs immenses permises par la conscription laissent penser que la guerre pourrait être tout autre chose que ce qu’elle a été jusqu’à présent. Toutefois persiste l’idée qu’elle serait brève : dans le cadre de stratégies offensives qui avaient cours en France comme en Allemagne, la victoire d’un camps sur l’autre se déciderait vite.

C’est contre ce raisonnement en boucle - la guerre ne peut pas être longue car ce ne serait pas supportable et chacun a fait des plans pour obtenir rapidement un succès décisif - que Gaston Moch développe sa démonstration de l’efficacité des stratégies défensives qui prolongeront les hostilités jusqu’à l’épuisement total de l’un des belligérant, laissant l’autre dans un état probablement voisin.

Jan Bloch par son ouvrage en six volumes apporte la démonstration technique que tous les pays sont armés, ou prennent les dispositions pour s’armer, avec des armes hautement destructrices, utilisées de façon comparable. La surenchère aboutit à des résultats nuls et à la ruine de ceux qui y sacrifient les capacités financières qui seraient nécessaires à leur modernisation. Il parle en bonne connaissance de cause ayant été l’auxiliaire du tsar pour le financement des liaisons ferroviaires lancées au travers de l’immense espace russe, une épopée industrielle des temps modernes.

 

La recherche d’un nouveau système de traitement des conflits

 

Les efforts se situent pour la première fois à un niveau multilatéral et à de multiples niveaux bilatéraux.

            Au niveau multilatéral, les réflexions et propositions sont portées par les sociétés de la paix qui se multiplient et aux ententes interparlementaires qui tiennent parallèlement leurs congrès annuels. La Conférence de La Haye suscitée par l’initiative du tsar marque un tournant et la naissance d’une entité à tout le  moins morale. Ce niveau ne peut que proposer un cadre de règlement des conflits et des médiations.

            Au niveau bilatéral, le contentieux franco-allemand est un obstacle majeur. Gaston Moch soutient l’idée qu’une solution doit passer par une véritable réconciliation qui doit se donner comme objectif une dimension  européenne culturelle.

      Son action vient contredire l’idée selon laquelle l’empereur, qui souhaiterait un accord, pourrait accepter un troc : la restitution des provinces annexées contre un dédommagement incluant, par exemple, des colonies françaises. C’est évidemment une pure illusion mais Maurice Barrès lui-même lui confère un crédit dans sa conférence de décembre 1899 à la Ligue de la Patrie française, dont le texte est annexé à Scènes et doctrines du nationalisme : « La question d’Alsace-Lorraine n’est pas le système de quelques patriotes, une vue de l’esprit : elle est un fait, une plaie. Et quand on vous dit que cette plaie est fermée, on vous trompe pour faire le jeu de l’Empereur allemand et pour lui permettre d’écarter l’Alsace et la Lorraine des négociations qu’il rêve peut-être d’ouvrir avec nous. […] Si l’on entendait comment ces questions sont traitées à Nancy, à Saint-Dié, à Epinal, on serait frappé, jusqu’à l’étonnement, de l’esprit positif que les gens de la frontière apportent à ce débat. Faut-il parler net ? Nous sommes prêts à tout examiner, mais nous ne voulons point faire des sacrifices ou des ajournements d’espérances, sans avantages certains.[...]. Dans une discussion avec l’Allemagne, l’Alsace-Lorraine est un point  toujours vivant à considérer. Certains coloniaux, qui disent « vieille affaire terminée », sacrifient à la légère un  élément important du marché à intervenir, fût-ce dans cette entente coloniale qui leur tient à cœur ».

L’Europe est bel et bien présente dans les esprits. Un article anonyme de la Revue de Paris, « Le dilemme de notre politique extérieure » (mai 1899), adjurant la diplomatie française de choisir entre une alliance avec l’Angleterre ou avec l’Allemagne, montre pourtant que cette option parait alors ouverte : « Ainsi se trouverait réalisée dans une certaine mesure cette idée des Etats-Unis d’Europe, souvent qualifiée d’utopie, mais néanmoins préconisée par un certain nombre d’esprits judicieux ».

 

Les dialogues de sourds en France

 

·                     Il faut d’abord souligner que la politique étrangère est menée pendant toute cette période de façon aventureuse par Delcassé, ministre inamovible des Affaires étrangères qui a succédé à Hanotaux et dispose d’un véritable domaine réservé. Alors que la direction de l’armée par l’état-major a été remise en question par l’affaire Dreyfus et que son respect de la démocratie est contesté par des politiques, des juristes, le mouvement antimilitariste, et finalement l’opinion, il ne se produit rien de tel pour la diplomatie, sérail imprégné de tradition et manipulée par un ministre, homme d’affaires représentant le parti colonial et politique de grand talent.

Au tournant du siècle, la guerre anglo-boer et l’intervention en Chine marquent les dernières tentatives avant que se dissipent les illusions d’un accord avec l’Allemagne : un général allemand commande une force multinationale comportant des troupes françaises et russes qui va jusqu’à Pékin délivrer les légations assiégées par les boxers. Delcassé envisage de s’engager aux côtés de l’Allemagne pour contrer l’offensive anglaise en Afrique du sud, il convoque même, le 28 février 1900, un  Conseil supérieur de la guerre, qui se tient sous la présidence d’Emile Loubet, .mais l’empereur impose comme condition la reconnaissance définitive du traité de Francfort. Delcassé évoquera encore avec Combes, devenu chef du Gouvernement, un échange de l’Indochine contre l’Alsace-Lorraine !

La diplomatie française est en tous cas résolument hostile aux efforts pour la paix. Il suffit pour en être convaincu de lire ce qu’écrit  d’Estournelles (voir l’article de Mme Grossi).

 

·                    Du côté des socialistes, c’est évidemment la grande voix de Jaurès qui exprime le plus fort, avec obstination et de façon construite, la volonté de paix. Dès 1887, il écrit dans la Dépêche du midi : « De l’autre côté du Rhin, il y a des volontés obscures et toutes puissantes qui portent en elles la paix ou la guerre et qui pourraient déchaîner celle-ci contre le gré de l’Allemagne même » et quelques jours plus tard, à propos de l’alliance russe dont il se méfie beaucoup : « Depuis seize ans la France veut la paix, avec honneur mais passionnément ; et depuis seize ans l’Europe, de très bonne foi, croit que nous méditons la guerre », pour conclure en fin d’année : « Toute la question de l’Alsace-Lorraine se ramène donc à ceci : ˝ Avons-nous foi dans l’avenir de la démocratie française ? Avons-nous foi dans l’avenir de la démocratie allemande ? ˝ Si elles grandissent toutes deux, il est impossible qu’un accord n’intervienne point, précédé d’une réparation ». Il y a bien pour lui une démocratie naissante, en Allemagne comme en France, envers laquelle, insiste-t-il, il faut « affirmer notre foi », et il rappelle sans cesse que les parlementaires socialistes allemands se sont élevés courageusement contre l’annexion des provinces françaises. En même temps « il faut faire l’armée à l’image de la démocratie ». Il voit une confirmation de ses espoirs dans les votes du Reichstadt en mai 1890 refusant l’augmentation des crédits militaires, et en février 1895 mettant fin au régime de dictature en Alsace-Lorraine. Les socialistes allemands, répète-t-il alors, «  ne sont ni pour ni contre le traité de Frankfort : ils sont au-dessus. Ils pensent que la question de l’Alsace-Lorraine ne peut être résolue que par la ruine du militarisme, […] par le progrès de la démocratie sociale en Allemagne et en France. »

            Le 7 mars 1895, il interpelle les députés lors d’un grand discours à la Chambre sur le budget militaire, discours dans lequel il exprime sa pensée dont l’expression culminante est la phrase souvent citée : « Toujours votre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est à l’état d’apparent repos, porte en elle  la guerre, comme la nuée dormante porte l’orage ». Il multiplie interventions et articles au sujet des risques de guerres dus à l’attitude de la Turquie vis-à-vis de ses minorités et aux appétits suscités par le démembrement de son empire dans les Balkans.

            A l’automne 1898, en pleine affaire Dreyfus, lors de l’humiliation de Fachoda, il réagit vivement par une série d’articles pour prêcher l’apaisement et contre la tentation d’une alliance avec l’Allemagne contre l’Angleterre. Le 13 novembre, il cite des paroles prononcées par Cassagnac « Car si l’Allemagne est haïssable, c’est à cause d’un fait précis, limité, qui pourrait s’effacer. L’Allemagne, c’est un adversaire. L’Angleterre, c’est l’ennemi, l’ennemi d’hier, de demain, de toujours ». Or, ajoute Jaurès, « M. de Cassagnac ne peut ignorer que l’empereur allemand ne nous rendra pas l’Alsace-Lorraine. »

  En janvier 1899, il évoque enfin le mouvement en faveur de l’arbitrage international. Après avoir fait compliment à d’Estournelles pour son intervention au sénat, il écrit dans La Petite République: « Vaillant et Fournière ont indiqué les mesures décisives qui peuvent écarter de nous, non pour un jour mais à jamais, les périls de la guerre. La conférence pour le désarmement va se réunir. Vaillant a demandé que la France proposât l’institution d’un arbitrage permanent entre les peuples […]. Vaillant a aussi demandé que, par un accord de toutes les puissances européennes, les armées de métier, les armées professionnelles et encasernées, toujours prêtes à l’offensive, soient remplacées par des milices nationales, excellentes pour défendre le sol, mais inhabiles aux agressions soudaines contre l’indépendance des autres peuples et la liberté intérieure ». Le 19 mars, il y reviendra, en montrant que dans la succession intense des congrès annoncés, il fait plus confiance aux réunions  socialistes qu’aux conférences diplomatiques, viciées par les intérêts capitalistes.

           

·                    Les nationalistes. Très temporairement discrédité, le nationalisme reprend vite du terrain. Il n’est pas seulement le fait des revanchards à la Déroulède, des sectaires comme Maurras, des esprits réfléchis : Valéry, Romain Rolland, en donnent l’exemple.

 

·                    La Revue Blanche

 

Dès 1895 la revue avait publié les pamphlets de Tolstoï inspiré par un antimilitarisme chrétien radical, le refus du service militaire lui paraissant le meilleure façon de lutter contre les injustices du régime. Elle publie a nouveau en 1900 des textes de l’écrivain.

En 1896, Saint-Cère, journaliste qui avait fait un long séjour en Allemagne et avait été le chroniqueur très écouté du Figaro, publie une série d’articles critiques sur la diplomatie française.

Les deux ouvrages de Gaston Moch paraissent au printemps 1899. L’Armée d’une démocratie, au titre jaurésien, évoque, par l’emploi du mot milice, le discours d’un Gohier et d’un Péguy sur l’armée du peuple, et l’on comprend qu’il enflamme le vieux révolutionnaire communard qu’est Vaillant. Moch durcira ses thèses l’année suivante, dans La Petite République, en mettant cette fois le mot milice dans le titre, publication qui résulte sans doute de l’initiative du directeur du journal et non de Jaurès (1). Le second livre est plus provocateur puisque l’auteur aux côtés de Moch, malheureusement à titre posthume, est un colonel de la cavalerie prussienne. Egidy se bat contre l’esprit de conquête impérial que, dans ses dernières années, Bismarck avait contenu. Son décès  est un mauvais coup du hasard qui a privé la réconciliation franco-allemande de son avocat le plus courageux.

  Paul Louis analyse sans illusions les résultats de la Conférence de La Haye. Avant l’ouverture, il constate que les huit derniers mois ont été une période de tension extrêmement grave alimentée par de nombreux conflits susceptibles de dégénérer : Fachoda, Chine, Philippines et Samoa. « Il y avait même une contradiction piquante entre les velléités de luttes armées qu’on saisissait un peu partout et la haute idée de concorde qui dominait les négociations poursuivies pour la réunion du Congrès de La Haye.» Puis, comme par enchantement, tout s’est apaisé, des accommodements ont été trouvés. Au cours de la conférence, il observe les signes d’échec : le représentant russe qui préside a fait un  discours fort en retrait sur la circulaire du tsar, passant très vite sur la limitation des armements pour mettre l’accent sur l’arbitrage. Quelle est la cause de cette dérobade ? Pour Paul Louis, « Le système social et économique qui pèse sur le monde civilisé saperait son propre fondement en diminuant le rôle de l’armée. Voilà pourquoi les délégués de La Haye, − qui, par respect humain, salueront peut-être le principe de la juridiction pacifique − s’empresseront d’éliminer toute organisation pratique ». Au surplus, ajoute-t-il, le Congrès a chassé les représentants des minorités opprimées : Arméniens, Polonais, Finlandais : « La plus grande assemblée de diplomates qui se soit jamais tenue, a déclaré implicitement, à l’heure où elle cherchait soi-disant à raffermir la paix, que, pour les collectivités écrasées, la révolte était le seul recours ».

 

Pause pendant les premières années du siècle

 

Lorsque Léon Bourgeois, nommé à la tête de la délégation française à la Conférence de La Haye, refuse en juin 1899 la direction du gouvernement de défense républicaine que lui propose Loubet, Jaurès ironise lourdement : « Nous n’avons pas joui longtemps de la douce présence du pacificateur universel. L’ange de l’arbitrage va s’envoler de nouveau vers La Haye. Ses amis expliquent qu’il ne peut accepter le pouvoir en ce moment parce qu’il manœuvre victorieusement contre l’Allemagne dans le champ clos de la diplomatie. »  (La Petite République, 23 juin 1899). Jaurès ne prend donc pas directement à son compte la double  proposition de Moch − arbitrage et milice − laissant Vaillant qui l’a présentée à la tribune de la Chambre, en première ligne. Il préconise le rapprochement de l’armée et de la nation en termes très étudiés (2), sachant les réactions que ces idées suscitent (voir Reinach), et s’en tient à la voie qu’il préconise fougueusement depuis dix ans, œuvrer à la prise de pouvoir  démocratique des partis socialistes dont les plus avancés sont les sociaux-démocrates allemands.

Fénéon publie en janvier 1900 un entretien avec Maximilien Harden, journaliste professant une sorte de bismarckisme socialiste, condamné pour insolence à six mois de forteresse. L’empereur, dit-il,  veut en priorité constituer une marine de guerre forte et «  après bien des tergiversations, le Reichstag  votera les crédits de la marine demandés par le gouvernement. Pour la forme, il en restreindra un peu le chiffre, et l’opposition s’enorgueillira de ces coupures ; mais en somme les crédits seront votés − selon le vœu des grands industriels et commerçants. » Quant à l’Alsace-Lorraine, réviser le traité de Francfort est impossible « ce serait la fin de l’empire. Mais  tout le monde désire la réconciliation. […] Il faut je crois  attendre patiemment le bon moment, le moment psychologique : il s’agit de la conquête d’une belle et capricieuse femme. » L’avertissement est clair.

Paul Louis développe dans la chronique internationale de la Revue Blanche une géopolitique de tendance marxiste, observant les agissements de l’impérialisme et du colonialisme, mais aussi la poussée du nationalisme dans des mouvements socialistes, ce qui contredit aussi l’optimisme de Jaurès.

Jaurès, soutien déclaré du gouvernement, devient à partir de son retour à la Chambre en 1902 vice-président de l’assemblée et un des hommes-clés de la délégation des gauches. Sans la responsabilité du pouvoir, il en est proche et dispose d’une réelle influence sur les questions touchant à la société française. Mais il n’obtient pas d’être associé à la politique étrangère, domaine réservé du ministre : l’information même lui est refusée (il réclame obstinément de connaître les clauses secrètes de l’accord franco-russe). Paradoxalement, le poids qu’il a acquis en fait une cible pour beaucoup, y compris dans les congrès, et son combat pour la paix, conformément à sa doctrine, n’est plus qu’un sous produit de ceux pour les valeurs socialistes en France ; ainsi, c’est dans son « Discours à la jeunesse », prononcé devant les lycéens d’Albi le 30 juillet 1903, qu’il plaide en termes messianiques pour la paix, « cette autre grande nouveauté qui s’annonce par des symptômes multipliés : la paix durable entre les nations, la paix définitive »

 

Le tournant de 1904-1905

 

            Au congrès de l’Internationale de l’été 1904 à Amsterdam, Jaurès est battu par les sociaux-démocrates allemands et leurs alliés français qui n’obtiennent cependant pas son exclusion. Mis en demeure avec Jules Guesde de réaliser l’unité des partis socialistes en France, il s’incline et se plie aux exigences de celui-ci quant à l’organisation et aux statuts ; la SFIO est constituée en avril 1905 au Congrès du Globe. Les parlementaires socialistes indépendants n’y adhèrent pas, la CGT proclame son autonomie,  et c’est la fin de l’idylle du parti avec les intellectuels (Herr, Blum…) qui quittent L’Humanité créée en avril 1904 sous la direction politique de Jaurès avec la collaboration des socialistes indépendants, de Lucien Herr et de Pressensé pour la politique étrangère.

Le tsar, ayant trop poussé ses conquêtes en Chine du nord, se heurte au Japon. La guerre déclarée en 1904 tourne rapidement au désastre pour les forces russes. La paix est signée à Paris à la suite de l’entremise des Etats-Unis qui marquent ainsi leur grande entrée diplomatique. Conséquence indirecte, la première révolution russe se déclenche en janvier 1905, produisant des troubles tout au long de l’année.

            Delcassé, échaudé du côté allemand, finit par se résoudre à abandonner ses prétentions coloniales à l’est de la Méditerranée en échange d’un soutien au Maroc apporté par l’Angleterre, inquiète du développement de la marine de guerre  allemande. C’est l’Entente cordiale préparée par l’ambassadeur Paul Cambon. Un accord, conclu parallèlement avec l’Italie, inspire beaucoup d’espoirs à Moch qui voit bien que l’obstacle majeur à une paix européenne réside dans l’opposition entre démocraties et les régimes autocratiques      L’Allemagne n’ayant pas été associée aux manœuvres françaises au Maroc, l’état-major de l’armée allemande réagit en montant une visite et un discours de l’empereur à Tanger. La crise conduit à la démission de Delcassé.

Clemenceau, en voie vers le pouvoir, applaudit à la chute de Delcassé mais s’oppose désormais vivement à Jaurès. Péguy aussi : dans un Cahier qu’il ne publie pas − Par ce demi-clair matin −, il attribue au discours de Guillaume II la révélation que les Français vivaient désormais sous une menace permanente.

L’Humanité qui s’est félicitée des accords anglais et italien, s’inquiète des risques d’engrenage résultant des clauses secrètes de l’accord franco-russe, applaudit à l’éviction de Delcassé et se passionne pour les perspectives de la révolution russe.

S’exprimant encore comme délégué du groupe socialiste du Parlement français, sans faire mention de la SFIO, créée deux mois auparavant, qui va le paralyser, Jaurès tente de s’adresser directement aux militants allemands par le moyen d’un meeting prévu le 9 juillet 1905. Le gouvernement allemand s’y opposant, il publie dans le Vorwärts, organe de la social-démocratie, et dans son journal, le discours qu’il voulait prononcer sur « L’alliance des peuples »:

D’une guerre européenne peut jaillir la révolution, et les classes dirigeantes feront bien d’y songer ; mais il en peut sortir aussi, pour une longue période, des crises de contre-révolution, de réaction furieuse, de nationalisme exaspéré, de dictature étouffante, de militarisme monstrueux, une longue chaîne de violences rétrogrades et de haines basses, de représailles et de servitudes. Et nous nous ne voulons pas jouer à ce jeu de hasard barbare,  nous ne voulons pas exposer, sur ce coup de dés sanglant, la certitude d’émancipation progressive des prolétaires, la certitude de juste autonomie que réserve à tous les peuples, à tous les fragments de peuples, au dessus des partages et des démembrements, la pleine victoire de la démocratie socialiste européenne.

Il soutient que l’accord avec l’Angleterre, préparé par les travailleurs des deux pays, n’a aucun caractère agressif, que la diplomatie française ne cherche nullement à enserrer l’Allemagne dans un réseau d’alliances adverses. Il indique bien que l’Allemagne pourra s’associer, l’Europe devant, comme Nietzsche l’a proclamé, aller vers l’unité, mais son plaidoyer n’est envers les lecteurs allemands qu’une justification en défense : Jaurès se garde d’évoquer l’Alsace-Lorraine autrement que par l’allusion du passage cité plus haut ; a-t il conscience du renoncement du parti socialiste allemand à s’opposer effectivement au militarisme des autorités de son pays?

 

A la fin de l’année 1905, Gaston Bloch fait un décompte des cent cinquante conventions d’arbitrage signées entre Etats. Ce progrès est encourageant. Mais il n’est qu’une étape. Les juristes de La Haye, scrupuleux et retenus par les politiques, ont en réalité perdu la course. Deux blocs ont été constitués par les puissances européennes avec des réseaux d’engagements dont il est difficile de discerner lequel dégénèrera (le foyer des Balkans, zone malade de tensions héritées de l’empire turc a bien été repéré, mais il y en a d’autres). En France, la violence souffle désormais et le nationalisme attisé par l’Action française relève la tête. L’état-major allemand, fort de l’affaiblissement russe, établit une stratégie offensive sur ses deux flancs et adopte un plan d’invasion de la France par la Belgique. C’est une nouvelle phase de l’histoire du continent qui commence.

Jaurès s’imposera à partir de 1908, ne craignant plus de promouvoir l’arbitrage international qui heurte ses amis allemands ; il ne veut cependant pas admettre leur soumission de plus en plus complète à l’autocratie guerrière de Guillaume II, ni écouter les avertissements de Charles Andler, violemment attaqué, à la fois par l’Action française pour avoir emmené ses étudiants à Berlin, et par la SFIO pour avoir affirmé que les syndicats allemands ne s’opposeraient pas à la guerre. Dans L’Armée Nouvelle, il justifiera un patriotisme éclairé et reprendra à son compte la double proposition de Gaston Moch mise en forme par ses conseillers militaires. Mais le temps où ces propositions pouvaient être écoutées dans une Europe à la recherche d’un nouveau système de sécurité − et pourquoi pas l’harmonie, l’unité ? − était passé.

 

 

(1) Comment expliquer autrement que Jaurès, lorsqu’il rédigera L’Armée nouvelle, ait oublié de citer Gaston Moch. Jaurès avait, semble-t il encore en 1899, des conceptions assez traditionnelles de l’armée ; il modifiera sa vision après avoir rencontré en 1903 et au cours des années suivantes un petit groupe d’officiers réformistes. Moch ne faisait pas partie de ce groupe. Jaurès ne l’a sans doute pas rencontré avant la publication de L’Armée nouvelle ; l’absence de contact au moment de l’affaire Dreyfus est un des rendez-vous manqué l’histoire.

(2) Voir parmi d’autres l’article du 15 octobre 1893 dans La Petite République : « Il faut d’abord que l’armée devienne absolument nationale, qu’elle soit mêlée à la vie quotidienne du pays, et qu’en tout Françaéis le citoyen et le soldat ne fassent qu’un ». Le discours du 7 mars 1895 propose de « rapprocher l’armée de la nation » en termes alambiqués : « Nous vous demandons […] de faire le plus possible, que notre armée soit l’image superposable du pays lui-même, de façon à perdre le moindre temps, et à rompre le moins possible le lien qui doit rattacher l’armée à la nation elle-même. » Jaurès répond à l’objection qui lui est faite de mêler l’armée à la politique, expression vague qui n’évoque que très vaguement le risque qu’il y a à armer le peuple.

 

 

 

          

 

Publié dans La PAIX et l'ARMEE

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M
Dans le paragraphe "Paris se radicalise" vous faites mention que Clémenceau serait beau-frère de Henri Rochefort. Cette information m'interesse au plus haut point, car Rochefort est mon arrière arrière grand oncle. Pouvez vous m'en dire plus sur cette relation familiale ?<br /> Cordialement. Marc.
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